Téléphone
01 30 36 00 99
accueil@ceshum.net
Adresse des locaux
5 Allée Rosa Luxembourg – 95610 Eragny
Article
L’évolution de la psychologie transpersonnelle
Monique Tiberghien – Synodies 2005
Il semble en effet qu’un nouveau lien entre psychologie et spiritualité se tisse actuellement, en synchronicité avec te renouveau socio-culturel et spirituel planétaire caractérisé par la floraison d’institutions de type : fertilisation interculturelle, dialogue inter-traditions, panels de citoyens en dialogue avec les experts etc…
Il y a 40 ans, notre vision naissante était encore imprégnée des limitations de la pensée moderne rationnelle : « les révolutions dans la pensée humaine font rarement table rase en un seul coup. » note Richard Tarnas dans sa préface au livre très éclairant de Jorge Ferrer (Revisioning transpersonal theory 2002) « un second changement conceptuel doit survenir, aussi essentiel que le premier, qui libérera la révolution originelle de ses limitations inconscientes ». Ce second changement, dit Tarnas, émerge actuellement dans la psychologie transpersonnelle, ce que nous a confirmé le Congrès Européen du Transpersonnel, Londres 2004, justement intitulé Citoyenneté dans un monde interconnecté.
Revenons aux débuts de notre histoire pour comprendre les enjeux actuels.
L’une des premières motivations qui avait réuni les psychologues transpersonnels fut d’oser affirmer que la dimension spirituelle de la personne était prendre en compte en psychologie. Ce Fut le début d’une première révolution dans le champ de la psychologie.
Ce mouvement de revalorisation du spirituel, émergeait également de toutes parts dans le public. L’ouverture aux spiritualités orientales, leurs pratiques plus corporelles contribuèrent à dépathologiser les états mystiques injustement mis au ban de la société moderne.
L’autre motivation qui nous réunissait, c’était l’enthousiasme suscité par l’émergence du nouveau modèle transmoderne. Nous allions pouvoir quitter le modèle de la période moderne : l’homme moderne se voit comme un maître du monde autorisé à posséder sans condition une nature considérée comme inerte et malléable à merci ; la même pensée nocive concerne évidemment son propre corps considéré comme une machine à contrôler et à mettre à l’entretien régulièrement chez un médecin-mécanicien tout puissant. Dans le nouveau modèle transmoderne, l’homme reprend sa place d’être interdépendant et relié à une planète vivante, auto-organisée, à une nature réenchantée par les structures dissipatives d’Ilya Prigogine, le réel voilé de Bernard d’Espagnat, ou l’ordre implié de David Bohm, un homme relié enfin à la sagesse de son propre corps devenu digne d’écoute. Les philosophes et sociologues comme Edgar Morin (1993), venaient également nous expliquer ce nouveau modèle dans nos congrès. Ils replaçaient toutes choses dans leur contexte et l’homme dans sa patrie terrestre. Nous nous sentions co-créateurs de cette révolution. Deux forces donnent ainsi naissance au mouvement transpersonnel : revalorisation du spirituel et réenchantement de la nature par le modèle transmoderne qui n’est pas lui, spécialement spiritiuel. Prigogine par exemple, très présent à nos côtés à Bruxelles, ne nous suivait pas dans cette direction.
Notre naïveté, à l’époque, c’était de croire que nous étions entrés de plein pied dans ce nouveau modèle de participation créative. D’une part, nous adhérions intellectuellement aux données du nouveau paradigme et célébrions la fin de l’ère moderne rationnelle cartésienne de la séparation corps esprit, d’autre part, nous vivions les expériences transpersonnelles grâce à nos thérapies et nos pratiques spirituelles dans notre corps âme esprit. Or nous étions loin, très loin de cette réalisation. Jack Kornfield n’avait pas encore écrit son livre décapant : « Après l’extase la lessive », mais c’est exactement cela qui a suivi : la lessive, le travail pour intégrer cette grande vague d’intuitions dans notre vie quotidienne, dans nos équipes professionnelles, dans les relations entre équipes de différents pays. Le mouvement transpersonnel n’ayant pas un seul gourou mais des inspirateurs dans différentes disciplines et différentes traditions spirituelles, chaque équipe évoluait en fait dans sa propre dynamique.
En Europe, il y avait encore un défi supplémentaire : pour certains d’entre nous dont j’étais, c’était l’aspiration à vivre cette aventure avec les pays de l’Est, dans une Europe encore coupée en deux par le rideau de fer. Avant d’avoir créé les premiers contacts avec les équipes transpersonnelles non officielles de l’Est, nous allions méditer avec la Spirit of Europe Foundation lancée par la communauté écossaise de Findhorn, sur la frontière Est Ouest hérissée de doubles rangées de barbelés. Nous voyagions tout le long du rideau de fer côté Ouest, et nous savions que de l’autre côté, les livres de Grof, Maslow, Ramdas circulaient en photocopies sous les manteaux, comme de petites lampes d’espoir ; Vladimir Maykov de Moscou nous rappelle souvent que pour eux le transpersonnel, c’était le rêve vital. Pour lire ces livres, lui et ses amis risquaient la prison. Aujourd’hui Vladimir a édité en russe une cinquantaine de ces livres et affirme que le transpersonnel, ce n’est plus un rêve mais une réalité bien vivante et indispensable pour son pays.
Dans ce travail de pionniers, nous transportions avec nous sans le savoir de solides œillères liées à la pensée moderne. En effet, nous étions extrêmement attentifs à éviter le risque de régression à la pensée prémoderne, à une vision fusionnelle et animiste de la spiritualité, il s’agissait de se démarquer des dérives du Nouvel Age. Nous ne voulions ni d’un retour à l’indifférenciation sous couvert de la spiritualité, ni d’un retour à la toute puissance du métaphysico-religieux sur les autres sciences. Si nous avions lâché la vision de l’homme moderne trônant tout puissant sur une nature sans conscience, ce n’était pas pour retrouver celle du dieu trônant au-dessus de l’homme craintif et soumis de la pensée prémoderne . Bien sûr, nous acceptions pleinement dans nos équipes l’immense inspiration des sagesses indigènes comme le shamanisme amérindien, celui de l’Europe de l’Est, la sagesse des aborigènes Australiens, mais nous ne savions pas encore comment l’intégrer à une juste place dans le cadre conceptuel du nouveau paradigme. Une première piste pour sortir des impasses théoriques dans lesquelles nous étions fut la prise de conscience du danger de narcissisme spirituel dans nos équipes et pour sortir de ce danger il y avait à lâcher de vieux manteaux inconscients.
Trois manteaux
Richard Tarnas exprime bien par une métaphore empruntée à l’astronomie, ce que nous avons vécu après l’extase. Il propose une comparaison de notre situation d’impasse avec les avatars de la révolution Copernicienne. L’intuition phare de Copernic, d’une terre tournant autour d’un soleil central se heurta très vite à une difficulté majeure : Copernic continuait à croire à l’ancien préjugé grec stipulant que les planètes devaient tourner dans un mouvement orbital circulaire et pendant plus d’un demi-siècle, les calculs ne s’avéraient pas plus justes avec cette hypothèse héliocentrique qu’avec la théorie géocentrique précédente. Ce Fut Kepler, finalement qui osa lâcher le préjugé Ptoléméen et avança l’hypothèse d’un mouvement orbital en ellipse des planètes. Libérant ainsi la première révolution de ses manteaux du passé, il la sortit de l’impasse et lui donna la fertilité que l’on connaît. Quels sont donc ces manteaux du passé que nous devrions lâcher pour que l’intuition transpersonnelle puisse devenir réellement fertile ? Ferrer en décrit trois : l’expériencialisme, l’empirisme et le pérennialisme.
1) L’expérientialisme et les états modifiés de conscience transpersonnels
Comme pour toute tentative de rétablissement d’un équilibre perdu après 3 siècles de fracture moderne, la revalorisation transmoderne du lien psychologie spiritualité, a entrainé des excès dans l’autre sens : trop d’attachement à ces expériences transpersonnelles pour elles-mêmes crée un risque de narcissisme spirituel, ou de matérialisme spirituel. Ce risque est bien dénoncé dans les voies traditionnelles et « plus nous nous préoccupons de gratification personnelle ou de grandiosité, plus nous nous aliénons de l’Esprit » résume Ferrer.
Dans les années 90, certains théoriciens du transpersonnel deviennent conscients que ces dangers récurrents de narcissisme spirituel pourraient être causés par ce que nous avons appelé la vision trop expériencialiste de la spiritualité. Beaucoup prônent alors une spiritualité plus engagée dans le social. Certains comme Jack Kornfield (1993), Ken Wilber (1997) montrent que la définition même de l’expérience transpersonnelle comme purement intrasubjective est un résidu de la vision individualiste de la pensée moderne, elle a pu entraîner ce narcissisme et pour en sortir, il faut reconnaître les composantes sociales et intersubjectives de l’expérience.
Cette tendance exagérément intrasubjective était bien présente chez Maslow. Sans doute fallait-il commencer par cette première étape, dans le contexte de l’époque, pour revaloriser l’expérience spirituelle, mais rappelons-nous qu’à la fin de sa vie, Maslow s’était lui-même rendu compte des risques de l’attachement aux « expériences au sommet ». Il parlait de les équilibrer avec les phases plateau où la spiritualité pouvait être vécue de façon plus simple et quotidienne. Ferrer nous engage plus radicalement vers une vision participative de l’expérience spirituelle ; il reprend et articule le travail de toute la communauté transpersonnelle depuis Maslow, et s’élance à partir de ce terreau vers de nouvelles pousses qui promettent d’être lumineuses. Les mêmes états tranpersonnels peuvent être vus comme des événements participatifs.
Voici, par exemple, le récit d’une femme qui vit un état transpersonnel en contemplant l’image suivante au cours d’une séance de visualisation (diurne) : « je suis en face d’un hêtre rouge plein de feuilles, j’approche et je suis en face d’une seule feuille, simple, vibrante, parfaite, sa rainure centrale est aussi claire et solide que ma propre colonne vertébrale, les nervures des côtés sont comme mes propres rayonnements, tout est là, je suis comme elle une simple feuille mais attachée à l’arbre encore pour quelque temps et la sève coule bien en moi, je suis unique, vivante ». Puis dans le silence, elle entre plus profondément encore dans l’émotion de la feuille et par là se relie au cosmos, elle accomplit là un passage vers l’éveil par la plus simple des images. Ce qui était l’objet de contemplation, la feuille d’arbre, s’incorpore à l’identité nouvelle de la personne : c’est ce que découvrent les mystiques de la nature. Ils peuvent élargir leur conscience jusqu’à s’identifier à certains règnes de la nature, parfois même à la nature tout entière jusqu’au minéral. Comprendre ces expansions de conscience comme des expériences uniquement intrasubjectives serait une réduction. Le sujet devient la feuille, l’objet de contemplation, mais non pas comme une assimilation d’un nouvel élément à l’intérieur de soi, c’est intérieur et extérieur à la fois. Il y a transformation personnelle, bien sûr et c’est plus que cela ! Après l’extase, comme après une fête réussie, il n’y a à s’approprier ni la fête ni le changement survenu comme un bien individuel définitif. Qui a permis que survienne cette fête ? Qui a aidé à sa réussite ? C’est un mystère dont nous entrevoyons à peine la complexité. Cette femme a participé à un évènement co-créé, mille fois répété ailleurs et pourtant neuf et riche de résonnances potentielles pour elle-même, pour ses proches et au-delà peut-être. Pour l’intégrer, elle aura besoin de compléments multiples qui ne peuvent se vivre eux aussi qu’en interconnexion : changement d’habitudes, engagement éthique, relation moins egocentrée avec les autres, manifestation de l’intuition ou de la révélation dans le quotidien…
Aujourd’hui, nous définirions donc ces états comme des expérience-évènements qui mettent le moi cognitif-rationnel entre parenthèses ou en question et nous mettons l’accent sur l’aspect intersubjectif de ces états. Qu’il soit clair que le manteau à lâcher, celui qui était lourd à porter dans la vision expériencialiste c’est cette interprétation étriquée que nous faisions de l’expérience, non pas l’expérience elle-même qui reste toujours un joyau pur, authentique ! Quitter cette vision de la spiritualité comme une somme d’expériences privées individuelles est une libération. Nous pouvons mieux accueillir leurs originalités, leurs différences, leurs connexions à une culture, à des lieux favorables énergétiquement, au rayonnement des personnes ou des groupes stimulants que nous rencontrons, à des époques ou des jours de l’année etc… Elles peuvent ainsi être vues comme des évènements participatifs multilocaux et co-créés, émergeant partout sur la planète et elles font progresser la conscience collective parmi d’autres évènements.
2) L’empirisme et la recherche
Les chercheurs en psychologie transpersonnelle ont voulu créer des ponts physico-psycho-spirituels tout en respectant chacun des domaines impliqués. En effet, si l’on teste l’électroencéphalogramme d’un yogi en état de méditation profonde, c’est une recherche interdisciplinaire intéressante cependant le neurophysiologiste ne va pas prouver la qualité ou validité de l’illumination du yogi. Fonder la contemplation sur les critères d’une science physique la mettrait en grand danger de se dénaturer ; ce danger de soumission à « l’œil de chair », celui des sciences physiques, (Ken WIlber 1990), a miné la psychologie au temps du behaviorisme. Nous constatons que ce danger est encore bien présent en ce qui concerne la recherche spirituelle ; la « science de la conscience » qui connaît un développement exceptionnel ces dernières années est encore trop soumise aux méthodes empiriques, car le besoin de se faire reconnaître par la science officielle a prédominé chez les premiers chercheurs transpersonnels. Ce qui était inévitable : « La légitimisation des études transpersonnelles dans le climat intellectuel des années 1960, 1970 (et même 1980) devait être empirique » Ferrer. Dans le nouveau modèle transmoderne, nous prenons conscience peu à peu combien l’interconnexion et la complexité des différents niveaux de la réalité rendent illusoire une telle attitude et ceci nous appelle à trouver d’autres méthodes plus appropriées et moins réductrices.
Nous réalisons donc qu’un champ passionnant s’ouvre à la recherche physico-psycho-spirituelle dès qu’elle se libère de l’empirisme. En fait cette libération se produit déjà dans de nombreuses initiatives créatives.
Pensons par exemple aux recherches sur la corporalité subtile. Le dialogue entre psychothérapeutes et enseignants spirituels émerge de toutes parts. Nous, praticiens de la bioénergie transpersonnelle ou de la respiration holotropique nous accueillons des expériences complexes. Nous sommes à l’écoute des messages du corps, des mouvements involontaires et nous accompagnons les personnes quand elles s’aventurent dans la mémoire du corps-émotion. Le retour de telles plongées est souvent suivi (ou précédé) de perceptions transpersonnelles qui sont comme libérées de leur gangue de protection pour émerger sous forme d’images, de sensations, d’onde, de mouvements subtils ; tout ceci peut conduire les personnes en fin de thérapie vers les états spirituels de la corporalité subtile.
Ces mouvements du spirituel dans le corps peuvent devenir une pratique pour la personne, et c’est là, dans ce chevauchement des champs psychologique et spirituel, que l’on voit s’installer, sur le terrain, un premier niveau de dialogue avec les enseignants spirituels. Nous savons que la corporalité subtile est un chemin peu balisé dans les traditions occidentales. On imagine bien comment des contemplatifs isolés ou pris dans la rigidité des préjugés anciens ont pu prendre pour diaboliques des sensations étranges qu’un yogi aurait accueillies plus sereinement en les nommant montée de la kundalini, un maître taï-chi : circulation du chi ou les aborigènes australiens: mouvements du corps arc en ciel. Le dialogue devient donc souvent un dialogue inter-traditions et ces descriptions orientales ou indigènes nous sont bien utiles aujourd’hui pour accompagner certains évènements corporels au moment où ils se présentent dans la psychothérapie. Tout ceci est en balbutiement et l’on sent bien qu’une recherche qui ne respecterait pas la subtilité de ces différents évènements tomberait vite dans la colonisation instrumentale du champ psychospirituel.
Nous assistons à l’introduction dans la recherche transpersonnelle de cette immense réserve de connaissance accumulée à partir de méditations, de quêtes de la vision ou de mues lucides. Cette connaissance est enseignée sous des formes différentes dans chaque école spirituelle, avec tout un accompagnement folklorique qui empêche souvent de voir les points communs, le différences et complémentarités entre ces états mystiques à base corporelle. La recherche dans ce champ ne peut être qu’interdisciplinaire, elle a commencé, et devra se trouver davantage de méthodes « transmodernes ». Jean-Pierre Elarou et Sylvie Crossman interrogent des immunologistes, des neurologues, des cancérologues ouverts à ce type de recherche. Ils ne se contentent pas de poser des électrodes. « C’est l’événement de ce début de XXlème siècle, ce début de dialogue (que les neurosciences) instaurent avec ce corps énigmatique… Un neurologue américain sur deux éprouve une véritable fascination pour le bouddhisme et ses méthodes de méditation. Nombre d’astrophysiciens sont dans ce cas… Ces spécialistes ont tous à leur manière répondue à l’appel du dalaï-lama en faveur d’un dialogue avec les neurosciences. ». Ceci concerne le lien possible entre l’œil de chair et l’œil de contemplation. Pour le lien entre les sciences humaines et la spiritualité, les recherches pourraient s’inspirer des nouvelles méthodes qualitatives en psychologie et en sociologie ; par exemple, établir des comparaisons entre les récits de vie des mystiques et les récits recueillis en psychothérapie, accueillir les différences autant que les similitudes.
3)Le pérennialisme et les étapes de l’évolution de la conscience
La psychologie transpersonnelle décrit 3 grands niveaux du développement de la conscience : prérationnel, rationnel et transpersonnel. Les niveaux prérationnels et rationnels sont bien connus de la psychologie occidentale depuis notre conception jusqu’à l’âge adulte, notre corps-psychisme passe par des étapes de défusion successives à partir de la fusion primale avec le corps-psychisme de la mère. Après avoir décrit le dernières phases de la période rationnelle et l’autonomisation de la pensée conceptuelle, de la morale, de la réalisation sociale, la psychologie occidentale s’arrête là dans ses descriptions de la personnalité. D’autres cartes existent pourtant depuis longtemps, qui montrent que l’évolution continue plus loin : ce sont les cartes des étapes spirituelles des traditions de toute la planète. La psychologie transpersonnelle étudie ces différentes cartes d’évolution de la conscience et commence à tisser des liens avec les observations des psychothérapeutes lors du passage à l’éveil. L’ajout de ces étapes transpersonnelles aux modèles classiques des niveaux de conscience a changé et élargi considérablement notre vision de la personnalité, même si, dans leur ardeur de pionniers, beaucoup d’auteurs gomment trop vite les différences entre les multiples cartes et rigidifient en l’occidentalisant une matière extrêmement complexe.
Un océan de mystère aux multiples rivages
Le travail de clarification effectué en ce domaine par Wilber est reconnu comme très utile. Pierre Pelletier (1996) montre comment sa vision a évité à la pensée transpersonnelle les dérives de fusion animiste qui donnent aux déités une consistance ontologique, car Wilber situe « au sommet du spectre (des niveaux d’évolution), la conscience du Vide, libérée de toutes formes, c’est-à-dire de tous dieux, ceux-ci n’étant que des projections pédagogiquement nécessaires mais ontologiquement illusoires ». Cependant Pelletier nous met discrètement en garde : « Wilber pose au sommet du spectre de la conscience la Conscience Universelle (divine) dont toute dualité est absente. Le spectre est comme l’arc-en-ciel et de plus, la Conscience Universelle, équivalent de la couleur blanche, est totalement une et est le Tout du spectre. Si l’on ne veut pas arriver à une unité banale qui nie la diversité et la multiplicité, il vaut mieux sortir d’une pensée de type substantialiste et recourir à une pensée plus souple de type dialectique ». C’est exactement sur ce point que de nombreux psychologues transpersonnels se séparent de la vision subtilement « pérennialiste » de Wilber : la philosophie pérenne (éternelle) insiste sur le fonds commun des valeurs de toutes tes religions. Le pérennialisme durcit cette position et range les religions dans une hiérarchie selon qu’elles s’approchent plus ou moins d’un Stade Ultime Universel et prédonné ; cet Universel ne laisse donc plus de place valable à l’autre mouvement, à l’altérité, à une multiplicité d’approches, ni à une co-création. La vision pérenne a son utilité pour nous sortir de l’aveuglement des intolérances religieuses et ethno-centriques. Le slogan « hors de mon église pas de salut » est ainsi remplacé par « toutes les rivières mènent au même océan », mais le pérennialisme donnant cet océan comme statique, et établi d’avance, nous laisse encombrés de lunettes réductrices. Il s’avère même dangereux, car les minorités qui ont été opprimées veulent d’abord se sentir reconnues dans leurs différences et non pas escamotées, voire récupérées d’emblée dans un même océan alors que leur apport n’a pas encore été entendu !
C’est bien le mouvement dialectique qui nous semble gommé dans la vision pérennialiste au profit du Un. La lumière blanche, l’au-delà de la forme, le stade Ultime de Wilber redonne inévitablement vie à la multicoloration, comme l’inspiration à l’expiration, et vice versa.
De nombreux auteurs avec Ferrer ne voient donc pas la nécessité de maintenir un stade ultime de l’évolution qui serait prédonné et universel. Ferrer décrit plutôt des unions ultimes variées et indépendantes (les multiples rivages) en en interaction avec une puissance, un mystère (l’océan), ce qu’il synthétise dans cette image « un océan de mystère (ou d’émancipation ou de libération) aux multiples rivages » et il explique : « les expériences holotropiques (le matériel de Grof) montrent bien que quand un rivage particulier de l’océan a été stimulé, il devient potentiellement accessible à l’espèce humaine toute entière, mais en ce cas, ces données de Grof n’ont plus besoin d’être interprétées comme un support de la perspective pérenne. Elles ne seraient pas différentes façons d’expérimenter la même Conscience Absolue avec un rangement hiérarchisé des différentes traditions, les non-duelles et monistiques se trouvant au sommet ; elles seraient plutôt des éveils indépendants et validés d’une puissance spirituelle dynamique et non déterminée d’avance. »
Nous dirions dans cette perspective, que lors du passage au transpersonnel, une expérience d’amour universel se dégage peu à peu de toutes les gangues de dépendance ou de possessivité et émerge au moment de l’éveil, comme une infinie possibilité de tendresse partagée, de solidarité consciente et elle peut prendre des formes multiples qui se fertilisent réciproquement. Ces unions ultimes ne sont pas données d’avance, elles émergent d’une polyphonie, d’une présence à l’Un et au multiple, elles se vivent comme un indicible paradoxe. Elles participent à une mystérieuse et vibrante construction d’une interconnexion en marche. Ainsi comme psychothérapeutes, nous pouvons découvrir ce double mouvement dans notre façon même d’accompagner les personnes dans leurs souffrances ou leurs états d’extase : c’est la double énergie sur laquelle le thérapeute transpersonnel peut s’appuyer en lui et dans la relation pour permettre à la souffrance de se transformer en chemin de conscience.
Voici le rêve d’une femme qui élève seule sen enfants et s’épuise au travail: « j’avance péniblement à travers des couloirs sombres quand je me trouve devant une porte qui s’ouvre d’elle-même et, derrière la porte quand je regarde, je peux voir un oiseau de lumière, il éclaire un espace qui m’attire, j’entre et je reçois comme une douche de lumière qui me régénère ». Cette porte qui s’ouvre spontanément indique bien un passage de seuil très dynamique vers de nouvelles ressources, et ici, il s’agit de ressources clairement spirituelles. Les associations l’amènent à contempler les couleurs radieuses de l’oiseau, des paysages de beauté qui reposent son âme, et le mot Simorg lui vient dont elle ignore tout. Or j’ai là sous ses yeux, dans ma bibliothèque, le livre Soufi d’Attar : « langage des oiseaux » qui décrit la quête spirituelle et sa réalisation sous forme d’oiseau de lumière, le Simorg qui est à la fois trente oiseaux et Un, à la fois la transcendance et l’immanence réconciliées. Ha Ha ! et AH !
Un premier mouvement pourrait être de lui sortir ce livre, de la relier ainsi à cette sagesse et éventuellement de lui commenter les autres sagesses qui parlent de l’ « oiseau de paradis » car c’est bien là un thème universel. J’appellerai ce premier mouvement du thérapeute le mouvement du semblable c’est-à-dire : nous avons trouvé une réponse, un lien, je vous montre le côté semblable de votre expérience, et vous pouvez ainsi vous sentir renforcée, sécurisée, reliée à une communauté, à une mystique, ou même à toute l’humanité. Dans ce cas-ci, ce n’est pas encore le temps pour de mouvement, il court-circuiterait l’autre mouvement que j’appellerai celui du différent c’est-à-dire : AH! Ceci est un moment unique, votre expérience est différente et originale, je suis dans l’émerveillement et dans la pure réceptivité, nous sommes toutes deux dans une co-création, nous touchons au grand mystère de l’incertaine réalité et la qualité de notre silence est le meilleur support pour le moment.
Dans une optique trop pérennialiste nous pourrions forcer le mouvement du semblable et vouloir aligner la personne sur nos propres modèles symboliques ou sur nos cartes de la corporalité subtile. Par contre, abandonner le semblable serait se priver d’une précieuse ressource cognitive et affective.
CONCLUSION
Nous serions donc en train de vivre notre seconde révolution transpersonnelle.
Dès lors que l’expérience spirituelle n’a plus à être reléguée dans le Je individuel, n’a plus à être justifiée par l’aspect empirique de la science et peut s’émanciper de la vision statique pérennialiste, nous découvrons en effet de nouvelles perspectives pour la psychologie transpersonnelle. En même temps, nous nous sentons en phase avec les mouvements les plus innovants de la société actuelle et nous pouvons donc sortir d’un certain isolement, nous avons notre rôle à jouer dans la polyphonie globale, nous réalisons que nous avons des outils précieux à apporter pour ce temps. En fréquentant Les comités d’éthique, les groupes de réflexion liés aux milieux socio politiques aussi bien qu’aux entreprises, nous percevons un mouvement général vers cette vision d’interdépendance planétaire qui respecterait enfin les multiplicités et donc les minorités et tous réclament de nouveaux outils de formation.
La Déclaration des droits de l’homme de 1948 reste un phare, un grand pas dans l’évolution, mais elle ne suffit plus, le message des commissions d’éthique est clair, il faut élargir cette Déclaration. « Une éthique planétaire doit prendre sa place et inclure des critères économiques, politiques et écologiques » (Hans Kung,1999). Si cette éthique n’est pas respectée, les droits de l’homme ne le seront plus non plus, et ne le sont pas actuellement pour une bonne partie de l’humanité. Une déclaration de responsabilité planétaire devient la seule façon d’assurer les droits de tous. Cette responsabilité globale pourrait s’éduquer dans une atmosphère créative et soulager le lourd climat actuel. Pour beaucoup, cette responsabilité est encore une notion vertigineuse qui écrase ou culpabilise. Cependant, il suffit d’un petit déplacement de conscience, d’un passage, pour que cette responsabilité globale devienne une force légère, amoureuse, une onde spontanée dans le corps, la joie d’être ensemble co-créateurs à chaque instant de cette grande vie unique et mystérieuse qui baigne l’univers.
Jean-Pierre Barou et Sylvie Crossman : Les clés de la santé indigène. Balland 2004
Bernard d’Espagnat : À la recherche du réel. Gauthier-Villars 1981
Jorge N. Ferrer : Revisioning transpersonal theory. State University of New York Press 2002
Hans Kung : Conférence au Parlement mondial des religions. Capetown Décembre 1999
Jack Kornfield : Périls et promesses de la vie spirituelle. La table ronde 1998
Edgar Morin : Terre-Patrie. Seuil 1993
Pierre Pelletier : Les thérapies transpersonnelles. Fides 1996
Ken Wilber : Les trois yeux de la connaissance. Ed du Rocher 1987
Une brève histoire de tout. La Mortagne 1997