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Souffrir l’amour, le chemin du coeur
Brigitte Chavas
Au centre de nos blessures et de nos souffrances, il est toujours question de lien ou de non lien. Avec ses exigences et ses deuils, notre vécu de l’amour – sous toutes ses facettes – nous laisse souvent dévastés, perdus, ou nous oblige même à geler notre coeur.
C’est pourtant en acceptant la douleur de la perte, en faisant le sacrifice de la fusion, en renonçant à l’idéal de l’autre, de l’amour et de la relation que peut s’installer un lien profond avec soi, avec l’autre et avec le mystère.
L’amour est le seul Dieu dont on ne peut se faire une idole : on ne le possède qu’en le donnant, prétendre se l’approprier c’est le perdre. C’est ce qui garde le cœur mais aussi le corps dans l’ouvert. J-Y Leloup 2005
L’enfance, l’adolescence, l’âge adulte, tous les temps de la vie nous placent au cœur de situations relationnelles où la douleur peut occuper beaucoup de place. Les séparations, les deuils, les frustrations, les incompréhensions… longue serait la liste des difficultés qui jalonnent les relations, amoureuses, amicales, professionnelles.
Les manques d’échanges, de tendresse, d’écoute, de rires alourdissent tant de rencontres… Et la douleur émerge aussi dans les relations où l’affection existe vraiment, mais où manque cruellement la possibilité ou la liberté d’expression de l’amour, des émotions, des vécus.
La plus grande souffrance reste sans doute l’interdiction ou l’impossibilité d’être en lien : la difficulté d’être en contact à l’intérieur de soi et dans une relation, avec le vivant qui aime, c’est à dire qui « va vers », qui appartient, qui échange, qui se relie. Etre privé d’ « aimer » et de manifester l’amour est certainement aussi douloureux que d’être privé d’ « être aimé ».
Personne n’ignore dans son cœur et dans son corps la souffrance née des relations, ou alors la douleur a été si profonde que la coupure s’est installée par protection. La coupure protège alos d’avoir mal mais elle protège également du sentiment, de l’émotion, de l’intimité, de l’amour.
Qui aime ?
Le mot amour est d’abord à regarder de loin pour prendre le temps d’apprivoiser les mondes intérieurs, les rêves et les déceptions qu’il éveille d’emblée chez chacun de nous et laisser aux certitudes le temps de s’éloigner…
Sous le mot amour regorgent tant de définitions, tant de ressentis différents. Qu’est-ce que l’amour ? Est-ce celui qui donne ou celui qui accepte de recevoir ? Celui qui choisit de renoncer, celui qui quitte ou celui qui s’engage ? Celui qui dit ou celui qui se tait. Celui qui touche, qui embrasse ou celui qui garde la distance ? L’amour de moi ou de l’autre, pour moi ou pour lui ou elle ? Où est l’amour ? Dans le cœur, dans le corps ou l’intention ? Dans quel désir, dans quel élan ? Dans la question ou la réponse ?
Quand je me sens aimer, ou quand j’ai peur d’aimer et m’en protège de toutes mes forces, d’où vient cet « amour » ou/et cette peur à l’intérieur de moi ?
Du bébé qui a manqué ? et qui croit avoir trouvé enfin la bonne mère ou une mère idéale qui répondrait à TOUT ce qu’il a toujours attendu.
De l’enfant qui craint à nouveau l’abandon ou l’intrusion et fera tout, jusqu’à renoncer à lui-même, pour l’éviter ?
Du jeune adolescent qui a peur de grandir et peur de l’inconnu que cela suppose, ou de celui qui veut mordre la vie à pleines dents, qui cherche l’intensité, sans se soucier des autres?
De l’adulte qui rêve de s’engager dans la rencontre d’une différence ou de celui qui a si peur de risquer de vivre plus pleinement, dans l’instant ou dans la durée ?
De l’être qui a soif d’un amour plus vaste, ou de celui qui refuse le risque de découvrir, de changer, de s’abandonner au mystère ?
Toutes les formes et les origines de l’élan d’amour, de tendresse, d’amitié sont respectables mais le peu de conscience qui souvent les habite peut annoncer beaucoup de souffrance, pour soi-même et pour l’autre. Ces douleurs ne pourront être évitées et elles apprendront la relation, l’amour et le mystère… Elles apprendront à vivre…
Un chemin de separation
Selon son histoire, sa forme psychique, sa culture, chaque homme ou femme aura bien sûr une relation différente à l’amour et à l’amitié et vivra des histoires spécifiques mais, dans une vie, chacun aura à faire face aux mêmes passages et ira plus ou moins loin ou profond sur le chemin de l’amour dans toutes ses facettes.
Sacrifier la fusion
Pour que naisse quelque chose de nouveau, un paradis doit être perdu. Cela est déjà vrai pour l‘enfant quittant l’utérus. Pour exister, le bébé quitte le monde fusionnel de la matrice et, en différentes étapes, la fusion avec la mère. L’ami, l’amie, l’amant, l’amante feront de même pour se construire différents, uniques, autonomes. Jamais avec quiconque, la fusion ne pourra persister sans devenir mortifère et les histoires amoureuses qui peuvent miraculeusement recréer une fusion, certes délicieuse, nous l’enseignent. Certaines personnes sont plus lentes à apprendre et vont voler de fusion en fusion avant de peut-être réaliser le renoncement nécessaire : la fusion ne peut être qu’éphémère dans notre monde terrestre et elle n’apportera jamais la liberté d’être et l’amour du mouvement de la vie.
Renoncer à la fusion peut-être un arrachement, une douleur, un deuil terribles. C’est la première perte et sans doute la plus déchirante. Mais de nombreuses pertes restent à vivre sur le chemin de l’amour.
Abandonner l’idéal
Nous avons tous rêvé d’un homme ou d’une femme idéale, prince charmant, beau et tendre, ou « plus belle femme du monde », douce et sexy. Sans doute avons-nous tous projeté cet idéal sur un, une, ou plusieurs êtres définitivement imparfaits, comme nous-mêmes. Il est une étape essentielle, celle qui signe la perte de cette illusion : un « autre » idéal qui nous attendrait quelque part ou que la vie nous garderait caché jusqu’au beau jour de la rencontre (idéale bien sûr). Cette perte se vit aussi dans le couple engagé et l’amitié : l’idéalisation doit un jour tomber, et elle ne tombera vraiment que le jour où nous cesserons d’y voir une faute, de nous-mêmes ou de l’autre, et où nous éviterons de transférer l’idéal sur un nouvel autre.
Certes la perte de la fusion est difficile à accepter, et renoncer à rencontrer un autre idéal perturbe nos systèmes de croyance enfantins, mais le sentiment de différenciation, de croissance, a aussi du bon… Pourtant vite le rêve d’une splendide relation peut venir remplacer le rêve de fusion. Ce serait une relation de partage, de tendresse, amoureuse ou amicale, où chacun aurait sa place et où l’amour circulerait fluidement, sans conflits. Voilà une autre perte à traverser : renoncer à l’idéal de la relation, sans pour autant abandonner l’engagement.
Nos histoires d’amour et d’amitié nous obligent, bon an mal an, à faire une croix sur nos idéaux : de l’amour, de l’autre et de la relation.
Perdre les illusions
Avec le sacrifice de la fusion et la perte des idéaux, la relation nous oblige à délaisser le projet d’avoir un autre ou d’appartenir à un autre, rêves d’enfant ou de personnalité de survie… En abandonnant l’avoir dans la relation, nous sommes sur le chemin de lâcher l’illusion et l’arrogance d’avoir dans notre propre existence : avoir la vie, avoir un corps… C’est l’impermanence de toute chose, de notre corps, de notre vie qui prend le pas, nous rendant plus humbles et plus simples.
L’aventure du lien nous interroge sur le sens : le sens de cette passion transformée en guerre, de cet amour basculant en indifférence, de cette douleur inexplicable dévoilée par un simple geste ou un mot anodin, de cette séparation brutale et folle. Les questions se multiplient, broyant le mental et la psyché, attaquant la santé parfois. Il s’agit d’accepter l’inacceptable : la tragédie n’a peut-être même pas de véritable sens. Quel serait le sens de la mort brutale d’un proche ? Alors nous pouvons lâcher ce désir farouche que le monde et l’existence puissent relever d’une cohérence relationnelle. Bien sûr il y a des niveaux où les réponses sont possibles et nécessaires, mais d’autres où il restera sans doute toujours une question.
Nous nous plaignons, chacun à notre façon et à notre tour, de ne pas être aimés, pas respectés, pas être tenus ou vus. Bref, jusque là rien ne change. Mais les différentes pertes précédentes amènent un jour à regarder sans cligner des yeux l’amour que l’on ressent pour l’autre et que l’on donne. Est-ce que nous aimons vraiment ? Est-ce cela l’amour ? Qu’est-ce que serait aimer vraiment ? Là advient un choc, étape dramatique pour la « bonne » conscience : nous réalisons que nous n’aimons pas vraiment l’autre pour lui-même, nous lui demandons de l’amour, nous l’aimons pour qu’il nous aime, surtout là où nous ne nous aimons pas. L’autre nous confirme dans notre valeur et dans notre existence. Et sans doute en est-il de même pour lui envers nous… Cette prise de conscience nous plonge dans un chagrin et un désespoir qui semblent sans fond. Et la perte de cette illusion de l’amour nous brise le cœur.
L’amour impossible
Il y a l’amour « avec » l’autre et l’amour « sans » l’autre. Si la relation impose ce chemin douloureux avec un autre là présent, le même chemin peut se faire sans l’autre : l’amour impossible est propice à faire traverser tout cela de manière intense et inexorable. Perdre le rêve d’avoir l’autre, chercher sans succès du sens à ce qui semble prometteur et en même temps impossible, aimer un autre sans pouvoir vraiment partager l’amour : tous les ingrédients du chemin de la perte sont réunis.
Quelques soient les raisons qui font l’impossibilité de cet amour, il laboure le cœur et malaxe les convictions très douloureusement. Certains destins semblent promis à ce type d’amour, comme s’ils avaient « besoin » de ce feu pour brûler les clichés empruntés afin d’aimer « comme il faut » ou les certitudes protectrices derrière lesquelles ils sont imperméables à l’amour et à la douleur.
L’impossiblité, si elle ne stoppe pas dans l’amertume, devient aisément un aiguillon de transformation car, pour contenir l’intensité de la relation qui n’aura pas de fin heureuse dans le monde extérieur, toute la construction psychique va être chamboulée. L’amour impossible, comme d’ailleurs l’engagement conscient dans la relation, peut devenir une initiation dans notre société où les passages ne sont plus ritualisés. Alors peuvent se découvrir et s’accepter les paradoxes de la vie et les contadictions psychiques personnelles, alors s’ouvre un autre niveau de conscience. De nombreux mythes et légendes racontent d’ailleurs cette initiation particulière.
L’amour qui est
Une différenciation
Toutes ces pertes inévitables, si elles ne nous immobilisent pas dans le désenchantement, nous conduisent pas après pas, crise après crise, larme après larme, à construire une relation à nous mêmes, à tisser une autonomie, à bâtir un être singulier, dans ses qualités et ses sensibilités. La douleur consentie nous met en contact profond avec nous-mêmes, elle fait naitre et grandir notre foi dans la vie et l’amour, une autre dimension de notre être. Le corps, le cœur et le sens bouleversés doivent se réorganiser autrement et construisent ainsi une nouvelle mythologie de nous-mêmes et de l’amour. Nous approchons davantage notre solitude existentielle, nous devenons plus simples et paradoxalement davantage capables d’être en lien. C’est la différenciation, l’individuation : devenir un être séparé et en lien.
Dans cette nouvelle donne, une tranquillité dans la relation à nous-mêmes commence à s’installer, notre exigence peut se relâcher, et l’immense éventail des relations possibles peut se déployer. Chaque relation est unique, chaque personne est unique et vit dans un monde unique. L’autre est finalement inconnaissable. La relation que je vais peut-être tisser avec lui sera une co-création de nous deux vulnérables et imparfaits. Je ne peux que me présenter, en moi, et ouvert à ma mesure à l’autre.
S’aimer soi-même
Le manque d’un autre nous met en contact avec le manque de nous-mêmes. En traversant l’aventure des relations, en ayant l’audace de ressentir tout ce qu’elle nous font rencontrer, nous apprenons à nous aimer nous-mêmes car, qui peut prendre soin de nous mieux que nous mêmes ? Qui connait ce que c’est que d’être moi dans cette histoire, ce corps et ce cœur-là si ce n’est moi ? Si nous ne savons ou pouvons aimer l’autre, nous pouvons peut-être commencer à prendre vraiment soin de nous, de cet être, de ce corps qui nous sont confiés par la vie : cette existence dont nous avons seuls la responsabilité.
Les relations nous invitent à découvrir nos différents personnages intérieurs et leurs désirs souvent contradictoires et à les accueillir peu à peu. Nous apprenons à les aimer et à les mettre en lien. Nous nous réconcilions avec nous-mêmes. Nous pouvons alors faire des choix relationnels. Nous trouvons du discernement et de la bienveillance pour nous-mêmes et pour les autres.
Une unité se construit, une douceur ouvre l’accès au pardon, un pardon qui se déplie et s’étend : je me pardonne, je te pardonne, pardonne-moi, …
Plus je m’aime, moins je demande à l’autre de m’aimer et plus je suis libre, même si toujours, sans doute, j’aurai à certains moments besoin d’un autre pour projeter celui qui me manque, l’amour qui me manque. Mais cet amour-là toujours ici me manquera. Il est inatteignable depuis et dans mon histoire personnelle.
Etre dans l’amour
L’expérience de soi dans la relation enseigne la conscience des différents niveaux d’être et la voie de l’unification. Quand il ne nous touche pas par grâce, de manière imprévisible, l’amour qui nous manque peut advenir après la perte, avec le deuil. Il fleurit dans le manque et le désespoir du coeur brisé. On peut aussi l’appeler la source, l’infini, l’esprit, Dieu, l’éternel.
Quand nous disons aimer vraiment, n’est-ce pas quand nous contactons, à l’occasion d’une relation, cet amour qui n’est plus seulement l’amour d’un autre, mais l’amour de la vie et de tout ce qui est ? Nous sommes amoureux, nous sommes amour.
Car l’amour qui nous manque n’est pas dans l’objet d’amour mais dans l’amour lui-même, l’élan, l’ouverture que nous avons vers l’autre, vers tout autre, de la fleur du chemin, au reflet de lumière sur la table, à ceux qui sont là. Si nous tournons notre attention vers l’amour lui-même, le désir lui-même… nous rencontrons l’amour que nous cherchions depuis si longtemps… Et nous le perdrons à nouveau, tout à l’heure, pour sans doute le retrouver plus tard.
L’acceptation de perdre à jamais offre l’opportunité d’un amour qui n’est plus en nous ou entre nous : c’est nous qui sommes dans l’amour, la vastitude, le mystère.
Plus nous sommes près de cet amour, moins nous savons ce qu’est l’amour, plus nous sommes dans l’amour, moins nous en parlons. L’amour n’est plus ce qui existe entre deux mais ce qui se révèle dans la rencontre quand l’un et l’autre se rapprochent. C’est l’amour qui est.
La vraie beauté – celle qui advient et se révèle, qui est un apparaître-là touchant soudain l’âme de celui qui la capte – résulte de la rencontre de deux êtres, ou de l’esprit humain avec l’univers vivant. Et l’œuvre de beauté, toujours née d’un « entre », est un trois qui, jailli du deux en interaction, permet au deux de se dépasser. Si transcendance il y a, elle est dans ce dépassement-là. François Cheng 2006
Un seul et même amour
Un texte sur l’amour pose plus de questions qu’il ne donne de réponses. L’amour est d’abord un élan, vers l’autre, vers la différence, vers la création du trois, du lien, et à chaque instant il nous interroge différemment. Il exige une présence à nous-mêmes et à l’autre, qui est sans doute l’essentiel de ce chemin.
Plus nous sommes libres de traverser toutes les couleurs de la relation, plus nous découvrons qu’il y a un seul amour : l’amour de soi, de l’autre, l’amour de la vie, de l’instant, ont une même source, ils sont un même amour, bien loin du sentiment, de l’émotion.
Sur cette voie, les délices sont infinis et la souffrance inévitable. Si nous consentons à laisser la vie nous transformer à travers la relation à l’autre, si nous acceptons de ressentir tout ce qu’elle nous fait vivre, nous allons de surprise en surprise, de consternation en émerveillement, de déception en ravissement.
Si l’amour est ce désir vers l’autre, de l’autre, qui nous permet de retrouver l’amour qui est partout, et dont nous étions coupés, l’amour qui enveloppe, qui contient, qui relie, qui transcende la séparation, alors les histoires difficiles, les drames de nos vies deviennent de véritables cadeaux pour ouvrir nos esprits-corps-cœurs aux mystères et aux risques d’une vie plus entière.
Bibliographie
Bauer Jan, L’amour Impossible, la folie nécessaire du cœur, Le jour Editeur 2000
Brigitte Chavas, Guérir, accepter de perdre, in revue Synodies n°2, Guérir – Grett 2004
Brigitte Chavas, Bernadette Blin, Guérir l’ego, révéler l’être, Trédaniel 2010
Brigitte Chavas, Bernadette Blin, Manuel de psychothérapie transpersonnelle, Dunod Interéditions 2011
Brigitte Chavas, Où court le cœur du féminin ? in revue Génération Tao n°65, Juin 2012
François Cheng, Cinq méditations sur la beauté, Albin Michel 2006
Jean-Yves Leloup, Tout est pur pour celui qui est pur, Albin Michel 2005
Grad Marcia et Manuela Dumay, La princesse qui croyait aux contes de fée, Editions Ambre 2000